Le démon n'est pas toujours celui que l'on croit + Jake

Ses yeux cherchèrent d'où provenait ce bruit. Son corps tout entier trembla comme à chaque fois qu'elle s'engageait dans une petite rue où il n'y avait personne. Ses pas s’accélérèrent lorsqu'elle entendit d'autres pas derrière elle. Son coeur s’accéléra à son tour lorsqu'elle comprit que les pas derrière elle accéléraient aussi. Judith se retourna pour voir la distance qui la séparait de cette autre personne. Avait-elle le temps de courir ou était-ce déjà trop tard ? Ses yeux cherchèrent, mais pourtant, il n'y avait personne. Personne. Il était vrai que depuis qu'elle avait été attaquée, il y a une quinzaine de jours environ, Judith voyait le mal partout. Elle imaginait du bruit là où il n'y en avait pas et imaginait le danger partout, mais elle n'avait pas rêvé ces bruits de pas ? Des attaques de démons, elle en avait vécu des dizaines et des dizaines depuis sa plus tendre enfance. Elle avait vu sa famille se faire attaquer et se défendre. Elle avait vu sa famille chasser et tuer. Mais jamais elle n'avait été la cible directe d'une attaque, jamais elle n'avait été celle que l'on attaquait. Après tout, pourquoi s'en prendre à elle ? Sauf que cette fois-ci, c'était arrivé. Elle avait été la victime. Sans doute était-elle passée au mauvais endroit, au mauvais moment, le démon attendant qu'une quelconque victime passe par-là. Peut-être. Elle, déjà si trouillarde habituellement, ne pouvait s'empêcher d'avoir encore plus peur de tout et tout le temps. Elle en avait parlé à ses parents, qui avaient essayé de la rassurer, lui expliquant que malheureusement des humains se faisaient attaquer sans cesse par les démons, mais qu'elle allait être tranquille, qu'elle était en sécurité. Elle y croyait. Ou plutôt, elle l'espérait. Pourtant elle ne pouvait s'empêcher d'y penser, d'avoir peur. Elle ne pouvait pas oublier. Les marques que cette attaque avait laissé dans son esprit était aussi difficile à effacer que celle qu'elle avait laissé sur son corps.

Judith avait fouillé chaque recoin des yeux, s'assurant d'être seule. Il n'y avait personne, elle avait rêvé ces bruits, alors elle se retourna de nouveau, voulant accélérer le pas pour quitter au plus vite cette petite rue qui lui rappelait cette ruelle, pour retrouver la foule et la sécurité. Sauf qu'en se retournant, elle ne put reprendre sa marche. Un homme se dressait devant elle. Avant qu'elle n'ait eu le temps de réagir, il l'attrapa à la gorge. Pour la deuxième fois, elle se faisait attaquer. Deux fois, en si peu de temps. Pourquoi ? Heureusement pour elle, quelqu'un était arrivé la première fois. Quelqu'un l'avait aidé, lui avait sans doute sauvé la vie. Cette fois-ci, elle savait qu'elle n'y échapperait pas. Pas une deuxième fois. Alors elle se débattit tant qu'elle le pouvait, essayant de le faire lâcher prise, sachant qu'elle se fatiguait en vain, mais ne voulant pas abandonner. Elle ne voulait pas mourir sans se battre. Elle voulait être forte. Alors qu'elle essayait de lui faire lâcher sa prise, il la projeta au sol, la laissant s'écraser là, sonnée. Elle n'espérait désormais plus qu'une chose : que tout soit rapide.

Judith aimait rêver et s'imaginer une autre vie. Elle faisait ça depuis toujours, fermer les yeux et rêver d'une vie où elle était quelqu'un. Une vie où elle aidait les autres, où elle aussi avait ses pouvoirs et pouvait sauver des innocents. Elle rêvait de combattre le mal aux côtés des siens. Elle rêvait de chasses aux démons, elle rêvait d'être forte. Elle rêvait d’être tout ce qu’elle n’était pas. Ce soir, elle se trouvait face à un démon. Elle n'avait pas eu le temps de réagir que déjà l'une de ses mains serrait son cou. Elle savait que c'était peine perdue. Elle savait qu'elle ne ferait jamais le poids face à un démon, sans aucun entraînement. Elle savait qu'elle était perdue. Sauf qu'elle ne voulait pas mourir sans se battre, sans essayer. Judith aurait aimé se dégager de cette prise et se battre. Elle aurait aimé se battre, gagner et le détruire, comme lorsqu'elle rêvait à la Judith qu'elle aurait aimé être. Sauf que la réalité était bien différente. Elle se débattait en vain, comprenant que ses coups ne provoquaient rien chez ce monstre. Pas la moindre douleur. Les coups perdaient en force au fur et à mesure où l'air lui manquait. Et elle se fatiguait davantage en cherchant de l'air, pourtant impossible à trouver. Elle s'épuisait sans doute plus vite, mais ne plus bouger et attendre aurait juste fait durer son calvaire plus longtemps.

Lassé de ce petit jeu, sans doute, le démon l'envoya s'écraser sur le sol. S’il l’avait vraiment voulu, Judith serait déjà morte depuis longtemps. Il aurait suffi d’une seconde pour qu’il en vienne à bout, mais le jeu était évidemment bien moins amusant s’il ne durait pas. Sonnée et inconsciente, elle ne pouvait plus bouger ou se défendre. Il n'avait plus qu'à finir le travail rapidement. C'était tout ce qu'elle espérait d'ailleurs. Elle ne voulait plus avoir mal, elle voulait juste en finir une bonne fois pour toute. Il était évident qu'il ne partirait pas en la laissant là, tout comme il était évident qu'entre lui et elle, il gagnerait. Alors à quoi bon lutter encore ? Il était idiot de se battre lorsque la cause était perdue d'avance. A quoi bon gagner quelques secondes, quelques minutes pour qu'au final, le résultat soit le même ?

Inconsciente, elle ne comprenait pas ce qui arrivait autour d'elle. Elle ne sentit pas cette main se poser sur elle. Elle n'entendait pas ce nouveau combat mené tout près d'elle. Elle ignorait le temps qu'avait duré son inconscience. Elle ignorait si ça n'avait été que des secondes ou des minutes, mais le bruit du combat la ramena à elle. Ses yeux s'ouvrirent difficilement, sentant son corps la faire souffrir pour la deuxième fois en si peu de jours. Son premier réflexe fut de porter l'une de ses mains à son cou douloureux. Un geste pour se rassurer certainement, plus personne ne l’étranglait, elle pouvait respirer normalement. Pourquoi ne pas avoir fini le travail ? Elle était plus surprise qu’heureuse de cette nouvelle tant ça n’avait aucun sens. La ruelle était sombre, mal éclairée, Judith était encore sonnée, trop ailleurs, alors elle n'avait pas remarqué tout de suite ce combat que menait le démon avec un autre juste devant elle. Avait-elle vraiment eu la chance de voir apparaître par deux fois quelqu'un pour l'aider ? Soit elle était vraiment très chanceuse, soit elle était en train de délirer totalement.  

La bibliothécaire essayait de faire le moins de bruit possible, d’être discrète tant elle aviat peur d’attirer l’attention sur elle. Doucement, Judith essaya de se relever, mais elle n'y arrivait pas. Ses jambes tremblaient tellement qu'elle était incapable de faire plus que s'asseoir et se reculer pour s'adosser au mur derrière elle. Une main sur son crane douloureux, elle essayait d'habituer ses yeux à l'obscurité pour comprendre. Son cerveau lui envoyait trop d'éléments d'un coup. Elle voulait fuir, se mettre debout et courir aussi vite que possible, mais ce n'était pas possible. Elle était incapable de se lever pour le moment et l'idée de courir au risque de se faire attaquer au détour d'une autre ruelle la terrifiait. Rien ne lui disait que ce démon était seul. D’autres attendaient peut-être leur tour. Et puis de toute façon, elle était incapable de courir dans son état. Elle voulait aussi se lever, être forte et aider l'homme qui était venu l'aider, mais comment ? Ils se battaient, l'inconnu entre elle et le démon. Elle ne voulait pas le laisser se débrouiller seul. Elle passait en revue toutes ses options. Si elle intervenait, elle risquait de faire pire que mieux. Une fois face au démon, que pouvait-elle faire ? Elle gênerait sans doute plus qu’autre chose. A mains nues, elle ne valait rien. Alors il ne lui restait que l'option qu'elle avait choisi, rester là, terrifiée dans son coin, ressemblant à la petite fille qui se cachait dans sa chambre lorsque les démons attaquaient. Incapable d’aider, incapable de bouger. Elle n'avait plus qu'à attendre que ce démon tue l'humain pour venir finir le travail avec elle. Ou qu’un miracle se produise et que l’inconnu tue ce démon ou le fasse fuir. « Attention ! » cria-t-elle sans s’en rendre compte lorsqu’elle aperçut le démon qui s’apprêtait à utiliser ses pouvoirs. Elle fut elle-même surprise de s’entendre crier, tant sa voix semblait venir d’ailleurs. Peut-être le faisait-il depuis le début, peut-être utilisait-il ses pouvoirs depuis le début, à vrai dire, Judith se rendait compte à l’instant qu’elle voyait sans comprendre, elle était ailleurs, terrifiée et l’obscurité n’aidait pas à voir correctement tout ce qui était en train de se passer.

Sa propre voix l'étonna et la fit même presque sursauter. Judith ne s'attendait pas à crier, ne se rendant compte qu'à moitié de la scène qui se déroulait devant ses yeux. L'inconnu semblait s'être battu aussi bien qu'il le pouvait, mais le démon qui s'apprêtait à utiliser ses pouvoirs alerta la jeune femme. En criant, elle n'avait pensé qu'à le protéger, le mettre en garde. Et ce fut finalement tout le contraire qui se produisit. L'homme fut distrait par ce cri, sans doute surpris de l'entendre, à tel point qu'il se retourna vers elle, oubliant une seconde le combat qu'il était en train de mener et ce démon, qui en profita alors pour lancer une nouvelle attaque.

L'homme désormais au sol, Judith ne bougeait toujours pas, observant la scène de loin. Elle comprit son erreur, involontaire, mais qui allait leur coûter la vie à tous les deux. Le démon s'acharnait avec plus de violence encore. Judith détourna alors les yeux, incapable de regarder la scène et de voir l'homme mourir par sa faute. Il était là parce qu'il était intervenu alors qu'elle se faisait attaquer. Il était là, par terre, à encaisser les boules d'énergie les unes après les autres, parce qu'elle avait crié, le déstabilisant au passage. Elle connaissait la suite de cette histoire, une fois mort, le démon n'avait plus qu'à finir le travail avec elle. Deux victimes à la place d'une seule, il ne pouvait en être que ravi.

Pourtant l'homme semblait se battre et résister. Il n'était pas prêt à abandonner la lutte, à perdre et à mourir. Perdue, Judith trouva enfin la force et le courage de se relever. Difficilement, mais elle le fit parce qu'elle n'avait pas le choix. Elle passait par tous les stades. D'abord combative, puis résignée, elle était désormais prête à essayer de se sauver une fois encore. Inutilement, elle le savait, mais prête à se battre jusqu'au bout comme l'homme était en train de le faire. Pourtant, elle ne put rien faire une fois debout, toujours collée contre ce mur. Elle aurait tant aimé se fondre dans ce dernier pour se rendre invisible. Ses jambes tremblaient tant qu'elle ne pouvait se mettre à courir, et elle ne voulait pas risquer de faire pire que mieux une fois encore, alors que devait-elle faire ?

Elle n'eut pas le temps de se poser davantage de questions qu'elle croisa le regard du démon. Il ne fallait pas être devin pour comprendre ce qu'il avait en tête. Son actuel jouet ne lui plaisait plus, il préférait retourner à l'ancien et attaquer Judith de nouveau. En lisant dans ce regard noir, elle aurait pu faire bien des choses. Elle aurait pu essayer de s'enfuir, mais elle restait là, bloquée, coincée, pétrifiée à l'idée de bouger et de ne plus pouvoir voir ce démon, de le perdre du regard, de lui tourner le dos. Si elle le regardait, elle savait ce qui lui arriverait et, à bien y réfléchir, elle préférait ce sort à tous les autres. Elle préférait affronter la mort en face plutôt que fuir et être tuée dans le dos, en fuyant.

Elle s'imaginait déjà mourir lorsque le démon envoya ses boules d'énergie sur elle. Elle imaginait déjà la douleur envahir tout son corps et la tuer lentement. La scène était trop rapide, elle ignorait si elle avait bougé pour éviter les coups ou si c'était par miracle qu'elle était encore en vie. La peur lui avait fait fermer les yeux, une boule d'énergie était alors venue la frapper sur le côté du ventre. La douleur fut si forte qu'elle étouffa son cri, ne laissant que les larmes couler. Puis elle entendit l'homme hurler. Elle rouvrit alors les yeux et elle lui obéit sans s'en rendre compte, sans réfléchir, se baissant en une fraction de seconde. Et alors qu'il avait eu toutes les occasions de s'enfuir, de se sauver, il était toujours là, prêt à mettre sa propre vie en danger pour elle. Il se dressait désormais en rempart, entre elle et le démon, pour la protéger. Il devait être fou.

Alors s'il était prêt à tant de choses pour elle, elle ne pouvait pas rester là, cachée derrière lui à attendre qu'il tombe. Il encaissait les coups, bien mieux qu'elle, c'était certain. La douleur était insupportable et elle ignorait grâce à quoi elle était encore debout, mais elle l'était et c'était tout ce qu'elle souhaitait retenir. Ses yeux se posèrent alors sur un petit objet qui reflétait à la lumière de l'énergie que le démon utilisait. Elle ignorait ce que cela pouvait être, mais ses yeux étaient et restaient attirés par l'objet. L'objet était inaccessible, derrière le démon, trop proche pour qu'elle s'en approche. Si seulement elle était courageuse. A force d'observer cet objet, plutôt que de se concentrer sur la lutte, une idée folle lui vint en tête. Stupide, très certainement. Imprudent, à n'en pas douter. Sans réfléchir à ce qu'elle était en train de faire, elle se remit debout, ignorant tout de ce qui était en train de se passer juste devant elle. Et elle se mit à courir comme elle le pouvait malgré les blessures, puisant dans les forces qui lui restaient et oubliant l'idée qu'elle ne pouvait plus voir ce qui était en train de se passer derrière elle. Elle espérait simplement que la surprise détournerait l'attention du démon suffisamment longtemps, qu'il se préoccuperait d'elle pour laisser tout le loisir à l'humain de fuir s'il le voulait ou de reprendre l'avantage. Si lui était capable de se mettre en danger pour elle, elle pouvait en faire autant pour lui laisser une chance. Elle faisait tout ce qu'elle pouvait pour aider, avec ses moyens, aussi maigres soient-ils, en priant pour ne pas obtenir l'effet inverse, encore une fois.

A cet instant, elle se maudissait de n'avoir aucun pouvoir. Aucun moyen de défense. Comment lutter contre une créature maléfique, sans aucun pouvoir pour le faire ? Les humains ne faisaient jamais long feu devant eux, alors la seule chose qu'elle pouvait faire, c'était se battre. Pour rien, elle en avait conscience. Et cet homme qui se dressait entre elle et le démon, prêt à se mettre en danger pour la protéger, elle, une inconnue, en avait-il également conscience ? S'était-il lancé dans ce combat en connaissant la créature qu'il allait devoir affronter ? Sans doute, s'était-il imaginé la défendre d'un autre être humain. Pas d'une créature sortie tout droit des Enfers. Et pourtant, il était toujours là. Il ne fuyait pas, il ne l'abandonnait pas à son triste sort. Combien d'autres l'auraient fait à sa place ? Il menait un combat perdu d'avance. Judith en était certaine. A moins d'un miracle, il ne ferait jamais le poids face à un démon. Il luttait bien et il encaissait bien, mais il n'aurait pas le dernier mot.

Alors Judith attendait son tour. Cachée derrière cet inconnu, elle était incapable de bouger. Elle n'était pas la Judith de ses rêves, celle qui trouvait une idée pour s'en sortir, celle qui n'avait peur de rien, celle qui agissait. Elle, elle n'existait que dans l'esprit de Judith. La véritable Judith était celle qui se cachait derrière les autres, celle qui avait constamment besoin d'aide. Et en même temps, quel humain n'aurait pas eu besoin d'aide dans cette situation ? Face à un autre être humain, peut-être aurait-elle eu une chance, mais pas face à un démon. Pourtant Judith, après s'être résignée et avoir compris qu'elle ne gagnerait pas, ne voulait pas finir comme ça. Elle ne voulait pas se cacher et attendre que les foudres du démon s'abattent sur elle. Elle voulait se prouver qu'elle n'était pas que cette inutile petite humaine. Elle aurait tellement voulu trouver une idée géniale. Une idée qui aurait pu leur sauver la vie à tous les deux. Et sans réfléchir, sans penser à toutes les conséquences possibles, à toutes les solutions envisageables, Judith s'était mise à courir. Elle luttait contre la peur et la douleur. Elle abandonnait ce rempart qui la protégeait. Elle abandonnait cette peur d'être dos au démon, à la merci d'une attaque qu'elle ne pourrait pas voir arriver. Elle n'essayait de penser qu'à une chose : la possibilité qu'elle offrait à l'humain. Si elle réussissait à détourner l'attention du démon suffisamment longtemps, il aurait alors tout le loisir de se sauver, lui. Ou de reprendre le dessus, s'imaginait-elle bêtement. Tout ce qui importait à cet instant était de courir. D'oublier les blessures, la douleur et de courir suffisamment loin et vite pour que son action ne soit pas vaine. A chaque seconde, elle s'attendait à recevoir le coup fatal, la boule d'énergie qui la tuerait. Elle avait l'impression de voir les secondes se transformer en minutes tant elle avait l'impression qu'il ne se passait plus rien. Elle ignorait si elle devait se retourner, s'il était à sa poursuite, si l'humain avait succombé à l'attaque ou si, au contraire, il avait pu s'échapper.

Elle était totalement perdue, elle ne se souvenait même plus l'instant où elle s'était retournée ou lorsqu'elle avait vu l'humain s'approcher. Elle ne comprit même pas tout de suite que le danger n'était plus là. Elle s'attendait juste à la prochaine attaque, au prochain coup. Judith ne réussissait pas à retrouver ses esprits. Elle entendit les mots, mais ne les comprit pas immédiatement, trop occupée à observer les alentours à la recherche du monstre. Comment pouvait-il ne plus y avoir de danger ? Alors dans un murmure, elle demanda : « Comment vous... Vous l'avez.. » Quoi, d'ailleurs ? Vaincu ? Détruit ? Tué ? Fait fuir ? Elle ne savait plus ce qu'elle devait dire. Si elle était complètement perdue, elle savait qu'elle ne devait rien dire qui puisse faire comprendre qu'elle était familière de ce monde magique. Alors, elle n'osait rien dire, comme si le moindre mot pouvait la rendre complice d'un monde surnaturel auquel elle n'appartenait même pas. C'était stupide, évidemment, mais elle ne pouvait plus réfléchir correctement, plus dans cet état là. « Je ne sais pas... Je crois, oui. » répondit-elle finalement, en se reconcentrant, se rendant compte qu'elle n'avait pas répondu à sa question, comme si tout se mélangeait dans sa tête. Elle était blessée, mais elle était vivante et c'était tout ce qu'elle voulait retenir pour l'instant. La jeune femme avait besoin de temps pour comprendre que pour la deuxième fois, un miracle s'était produit et elle s'en était sortie. Pour la deuxième fois, quelqu'un était venu à son secours et avait réussi là où elle, elle ne réussissait pas.

Tandis qu'il s'approchait d'elle, elle remarqua enfin que le démon ne l'avait pas loupé lui non plus. Il avait encaissé les coups et les attaques à sa place. Tout se mélangeait dans sa tête. Elle voulait le remercier, lui dire à quel point elle lui était reconnaissante, se rassurer sur son état, connaître l'étendue de ses blessures, leur gravité. Elle savait qu'elle devait demander tout ça, mais elle restait immobile et silencieuse. Elle peinait à trouver la force de parler et de ne pas s'effondrer en laissant toute la peur qu'elle avait ressenti la submerger pour de bon, maintenant qu'elle était à l'abri du danger. « Vous allez bien ? » évidemment que non puisqu'il boitait, mais elle voulait surtout savoir s'il était blessé autre part. Plus gravement, peut-être. Et puis, elle avait besoin de se concentrer sur quelque chose, de retrouver ses esprits, il était sans doute plus simple de se concentrer sur ses blessures à lui, pour oublier les siennes, pour oublier la peur qu'elle avait ressenti.

Judith était plongée dans un état second, encore sous le choc. Elle n'arrivait pas à retrouver ses esprits. Elle était comme perdue, consciente de son état, mais incapable d'en sortir. Elle préférait alors se concentrer sur autre chose pour oublier ses propres blessures. Lui aussi était blessé, sa jambe, son visage... Blessé à cause d'elle. Blessé parce qu'il était intervenu alors que rien ne l'y obligeait. Et si elle restait concentrée sur lui et ses blessures, elle pouvait continuer à ignorer les siennes et à ignorer sa douleur. Il essayait alors de la rassurer, lui assurant qu'il s'en remettrait rapidement. Mais ce n'était pas ce qu'elle voulait entendre. Bien sûr, elle était rassurée de le savoir peu blessé, malgré tous les coups qu'il avait dû encaisser. Rassurée de savoir qu'elle ne serait pas responsable de blessures qui auraient pu être plus graves. Mais elle aurait aimé rester dans l'ignorance de ses propres blessures. Elle aurait préféré continuer à s'en faire pour lui, assez pour ne pas se préoccuper d'elle-même.

Lorsque l'inconnu reprit la parole, Judith ne comprit pas immédiatement de quoi il parlait. Ne venait-elle pas déjà de le rassurer quant à son état ? Elle ne comprenait pas ce qu'il désignait de la main, elle ne comprenait pas pourquoi il lui reposait cette question. Elle ne comprenait rien. Ou plutôt, comme depuis plusieurs minutes maintenant, elle ne voulait pas comprendre. Lorsque l'homme vint poser ses mains sur les épaules de Judith, elle se mit enfin à réagir, comme ramenée à la réalité. Elle comprit comme elle était ailleurs, comme elle tremblait ou comme elle devait paraître terrifiée. Mais elle se sentait rassurée par ce geste. Comme une confirmation à sa présence et au fait qu'elle était en sécurité. Il n'y avait plus qu'eux deux dans cette ruelle. Elle essayait, tout du moins, de s'en convaincre.

Judith ne put alors pas s'empêcher de baisser les yeux, enfin, pour constater d'elle-même et de mettre la main sur son haut imbibé de sang. Comment pouvait-elle ne pas remarquer qu'elle était blessée à ce point ? Comment pouvait-elle être encore debout, elle qui était si faible en temps normal ? La vue du sang et de la blessure la rendait malade. Ses yeux s'emplissaient de larmes à mesure où elle comprenait vraiment ce qui était en train de se passer. S'il ne la tenait pas, sans doute se serait-elle laissée tomber pour se mettre dans un coin et réaliser à quoi elle venait d'échapper. Son esprit avait voulu la protéger de la vérité. Elle avait mal, oui. Mais la douleur se mélangeait à tout le reste. Terrifiée au point d'oublier qu'elle était plus sérieusement blessée qu'elle ne voulait le croire. Parce qu'elle savait que si elle laissait la douleur prendre le dessus sur tout le reste, elle n'avait aucune chance. Elle n'avait pas eu le droit de s'effondrer, persuadée que le danger était toujours quelque part, qu'il l'attendait, qu'il attendait le moindre signe de faiblesse de sa part. « Je ne veux pas voir de médecin... » supplia-t-elle presque en relevant les yeux vers lui, sans même savoir si c'était ce qu'il avait l'intention de faire, « s'il vous plaît. » ajouta-t-elle aussitôt, espérant couper court à toute discussion. S'il ne voulait pas l'aider, elle se débrouillerait, mais elle refusait d'aller voir quelqu'un ou de se rendre à l'hôpital. Que raconterait-elle, de toutes façons ? Elle ne voulait pas expliquer ces marques qui avaient sans doute pris place sur son cou. Elle ne voulait pas expliquer les marques qui recouvraient sans doute une partie de son corps après avoir été jetée au sol. Et elle ne pouvait pas expliquer cette blessure. Il y avait fort à parier qu'aucun médecin ne la croirait sur parole si elle disait avoir reçu une boule d'énergie. Tout ce qu'elle voulait, c'était quitter cette ruelle et rentrer se réfugier chez elle, à l'abri. « Je veux sortir d'ici... » souffla-t-elle simplement, se sentant mal à l'idée de rester plus longtemps dans cette ruelle où n'importe quel démon pouvait prendre la relève. Elle ne s'y sentait plus du tout en sécurité et seule la présence de l'homme faisait qu'elle était encore là, debout, à essayer de supporter la douleur et la peur, à essayer de tenir encore un peu, de ne pas se laisser submerger par tout ce qui venait de se passer.

Doucement en train de sortir de son état second, Judith réalisa l'étendu de sa blessure. Elle avait senti cette boule d'énergie la frapper. La douleur avait été telle qu'elle en avait étouffé un cri. Les choses s'étaient passées si vite. Trop vite pour qu'elle n'ait le temps de réaliser. C'était le danger, l'instinct de survie qui l'avait fait tenir debout aussi longtemps. Si elle avait conscience d'avoir échappé au pire depuis le debout, maintenant qu'elle voyait ce sang, elle sentait toute la douleur se réveiller, allant se mélanger à la terreur et à tout le reste. Si elle avait été seule, Judith n'aurait pas eu tant de courage. Il lui avait sauvé la vie. Il s'était mis en danger pour elle. Alors elle lui devait bien d'être un peu courageuse et de ne pas s'effondrer. Pas tout de suite. Elle aurait tout le temps ensuite de se laisser envahir par toutes ses émotions,  de craquer et de réaliser ce qu'elle venait de vivre. Une fois de plus.

Judith commençait à se reprendre. Autant qu'il était possible de se reprendre dans ce genre de situation, blessée et épuisée. Elle restait incapable de contrôler sa peur ou ses tremblements. Incapable d'être forte ou de se débrouiller. Mais si elle était bien capable d'une chose, c'était de refuser de se rendre à l'hôpital. Elle ne pouvait et ne voulait pas justifier ses blessures. Elle ne se sentait pas prête à répondre aux multiples questions qui l'attendaient. Elle n'était pas prête à inventer un quelconque mensonge. Elle voulait simplement rentrer chez elle, se mettre à l'abri loin de ces ruelles dangereuses. Elle voulait simplement oublier ce qui venait de se passer et réaliser la chance qu'elle avait eu, malgré tout. La jeune femme supplia alors l'homme de ne pas l'emmener voir de médecin. S'il le fallait, elle se débrouillerait seule. Elle rentrerait et se soignerait elle-même, même si ce n'était pas la solution idéale. Elle fut alors soulagée de ne pas avoir à se justifier, à discuter ou à débattre. Elle n'en aurait pas eu la force. Il acceptait sans discuter et semblait même prêt à l'aider. Encore. Dans son malheur, elle avait eu beaucoup de chance de tomber sur lui. Quelqu'un d'autre aurait pu ne vouloir prendre aucune responsabilité avec ce qui pouvait se passer. « non.. » souffla-t-elle simplement, pour répondre à sa question. « à quelques minutes seulement. » précisa-t-elle, comme si elle avait besoin de le convaincre alors qu'il avait déjà accepté. En temps normal, une fois sortie de ces ruelles, Judith n'avait plus qu'à marcher quelques minutes, cinq tout au plus. Blessée, elle serait sans doute un peu plus longue, mais elle préférait toujours cette solution à celle de se rendre à l'hôpital. Elle puiserait dans ses forces restantes pour marcher jusque chez elle, mais elle allait sortir de cet endroit.

Lorsqu'elle sentit l'une de ses mains quitter son épaule, elle comprit soudainement à quel point elle avait, finalement, besoin de soutien, elle qui détestait tant demander de l'aide. Elle ignorait elle-même comment elle tenait debout, tant tout son corps semblait douloureux et prêt à la lâcher. Elle essayait juste de se convaincre qu'il ne lui fallait plus que quelques minutes avant d'être autorisée à craquer, une fois en sécurité. Elle ne bougeait pas, comprenant rapidement ce qu'il était en train de faire en observant chacun de ses mouvements. La sensation fut loin d'être agréable lorsqu'elle sentit l'homme appuyer contre sa plaie. Son premier réflexe avait été de vouloir reculer pour stopper la douleur que la pression provoquait. Pourtant elle savait qu'il faisait ce qu'il fallait, qu'il fallait empêcher cette blessure de saigner davantage. Judith vint alors poser l'une de ses mains tremblantes sur ce bout de tissu, à la demande de l'homme, appuyant comme elle le pouvait, même si cela n'avait rien d'agréable. « merci. » lança-t-elle, en relevant les yeux. Si elle le remerciait pour ce bout de tissu, elle se rendit compte qu'elle ne l'avait même pas remercié pour ce qu'il avait fait. « Vous réussirez à marcher ? » s'inquiéta-t-elle finalement, la détresse se lisant sans doute sans mal sur son visage, repensant à sa jambe blessée, qu'elle avait oublié. Elle avait encore trop de mal à se remettre les idées en place ou à rester concentrée sur autre chose que sa peur. Et l'idée qu'il ne puisse finalement pas la raccompagner parce qu'il ne pouvait pas marcher l'effleurait. Parce que, même si elle s'en voulait de le savoir blessé à cause d'elle, égoïstement, elle ne voulait pas rentrer seule ou rester ici.